L'âtre rougeoie.
J'avance ma main vers le feu, bien plus près que ne pourraient le faire des humains ordinaires. Je sens moins les flammes que ces derniers.
Je frissonne et je songe aussi que je sens bien moins le froid que le commun des mortels.
Qu'y-a-t'il d'autre que je ressens bien moins que le commun des mortels ?
La douleur ? Non, pas la douleur.
J'entends à nouveau la voix du barde, celle de Rayan. Rayan vient de raconter tout ce que nous avons vécu. Il n'a strictement rien oublié. Rien.
Les trois jours passés dans le conseil des druides où chacun vaque à ses occupations.
Ce que chacun en a retiré : du plaisir et de la connaissance pour Rayan, visiblement ; une occasion de plus se rapprocher de leur nature pour Célestiel et Silaque. Je ne sais pas trop bien pour Garresh et Swify. En ce qui me concerne, ces trois jours ont été mis à profit pour en apprendre un peu plus sur mon passé et découvrir que mon père était mort et que ma mère était prisonnière des drows dans les profondeurs. Un choc. Mais pas un choc si terrible. Peut-être suis-je immunisé en partie à la douleur mentale finalement.
Après plus d'un siècle, il aurait pu être logique que tout le monde soit mort.
Peut-être que le fait de me connecter à une sorte de vibration en moi, le besoin de la création, de donner vie à quelque chose, en forgeant les objets que j'ai faits pour mes compagnons m'a aussi permis de tenir le coup.
Plus je réfléchis, plus je me dis que j'ai loupé un coche à un moment, que je ne suis pas totalement celui que j'aurais dû être, que le destin m'a joué d'étranges tours et que je ne suis pas aussi accompli que ce que je devrais.
Je sais bien qu'en tant que paladin je devrais ranger mon ego, me poser là, ne pas me préoccuper de certaines choses. Et pourtant, j'ai un vide. Un manque. Une chose qui n'est pas comblée par le fait d'en avoir appris plus sur ma nature. Une chose qui n'est pas comblée par le fait d'avoir ramené la paix entre les hommes et les elfes après avoir rencontré les délégués de la nation elfe.
Je devrais être plus heureux que je ne le suis actuellement. Mais peut-être suis-je immunisé aussi au bonheur.
Après tout, nous avons conclu cet accord avec Délarniel - ancien druide, Féélice - prêtresse, Elfira - archère, Findekano - guerrier et Asrafin - magicien.
Après tout, Délarniel nous a expliqué le sort de la soeur de Célestiel, privée de son âme depuis un demi-siècle et avons-nous grâce au mage de Dehontel et une des ses connaissances, avide de composants magiques pour un sort, la possibilité de comprendre le mystère de la pierre d'âme et de guérir la pauvre malade.
Après tout, Arféus paladin de Torm et son émissaire se sont montrés parfaits dans les négociations que nous n'avions fait qu'ouvrir.
Après tout, le seigneur Elrkin est en partie démasqué dans ses intentions et le seigneur Signifiel, grande autorité de l'Aglarond va sans doute nous épauler officieusement pour faire tomber de requin de la politique et des intrigues.
Je devrais être plus heureux.
Nous sommes sortis victorieux des arènes dirigées par Zorkin, nous avons affronté ses créatures d'un autre âge et ce kobbold magicien sans qu'aucun nous ne perde la vie, même si ce fut à deux doigts pour Célestiel, dévoré par la plus grosse des créatures.
Nous avons eu l'occasion de nous équiper avec les récompenses pour nos actions. Mes compagnons, parfois sur mes sages conseils, ont su prendre ce qui leur irait le mieux pour leurs aventures . Garresh abordera enfin une arme et une armure magique, les pouvoirs de la cape de Charisme de Silaque ne font que renforcer ses résistances naturelles et ses capacités à esquiver les coups, l'arme que s'est achetée rayan est bien meilleure que celle que je lui ai fabriquée...
J'ai eu aussi la possibilité, après avoir remis tout mon argent au temple, de recevoir l'épée de mon grand-père, avec un pommeau représentant la lune et l'ours. Une épée qui semble pouvoir assommer les adversaires et chasser les créatures de chaos plus efficacement.
Mais voilà... Mon cœur est en partie vide.
Peut-être parce que je ne tire aucune gloire à ce que nous avons accompli, c'était normal, après tout, c'était notre travail de héros et d'aventuriers. La gloire emplit le cœur des hommes. La richesse aussi parfois. L'amour également.
Mais non...
Il y a ces choses qui ne sont pas finies.
Mon appel vers Tyr était peut-être trop tôt. Il m'interdit pour l'instant de m'intéresser à ce qui me passionne vraiment : créer de la magie. J'aimerais tant pouvoir créer des choses à l'aune de ce que je suis. Je suis une construction, une aberration pour certain. J'ai naïvement pensé que la magie naissait peut-être dans les choses lorsqu'elle était imbuée par la légende de ceux qui portaient les dites choses.
J'aimerais tant voir les fils de la magie, comprendre les filaments qui sont tissés...
Ca doit venir de ma mère. Peut-être que simplement le fait de vénérer Tyr en tant que clerc pourrait me permettre d'apprendre à voir certains des écheveaux de la toile de la magie. Mais il y là autre chose qui se dessine. Je ne me sens pas entièrement porté par tous les aspects de la "philosophie de Tyr". Ce qui m'intéresse dans la justice qu'il apporte, c'est de savoir, de comprendre, de créer les conditions pour la justice pas forcément de la donner. Je pense que si la chose avait été possible, c'est Paladin de Mystra que j'aurais aimé être.
Alors évidemment, c'est facile pour quelqu'un qui est habitué, comme moi, à percer l'âme des hommes de comprendre que ce désir de comprendre la magie, de faire en quelque sorte un pont entre toutes mes natures - moine, paladin, questeur et mage - est conditionné par l'envie de retrouver quatre êtres.
Toi, mon oncle, qui ne devrait pas forcément exister dans mes souvenirs puisque dans mon esprit, c'est tout petit que j'ai dû fuir le village. T'ai-je créé ? Ne serais-tu qu'une illusion ? Comment, après avoir échappé aux profondeurs, à un destin de statue vivante pour le compte de la terrible bête qui nous possédait, en suis-je venu à te rencontrer à nouveau pour que tu m'expédies sur la voie du seigneur Varasq.
Elle, ma mère, qui était magicienne d'après ce qu'on m'a dit... Elle qui est tieffeline avec des atouts certainement différents, elle qui m'a donné ces attributs étranges et ces traits qui font que je ne peux pas ressembler à un demi-elfe ordinaire . Elle dont j'aurais tant voulu apprendre plus jeune...
Ta sœur, la magicienne, la femme de mon grand-père, la mère de mon père défunt, l'elfe qui vit si loin et qui est partie à l'Éternelle Rencontre. Elle, elle saurait des choses, pourrait m'expliquer ce qu'elle a ressenti lorsque son fils s'est marié avec une magicienne qui n'était pas de son peuple.
Moi. Moi que j'ai vu plusieurs fois, dans le futur, dans cette étrange cité en forme d'anneau. Ce que j'ai vu de moi était ce vers quoi je voulais tendre. Paladin, oui, sans doute, sans aucun doute, mais pas seulement. Paladin de la vérité, de la connaissance, de la compréhension de ce qui fait la trame de l'univers. Connaître, apprendre, créer, faire vivre la magie de manière bonne, retourner ce qui est l'arme de destruction la plus massive qui soit contre les mauvais utilisateurs de cet art.
Ce vide, ce vide que je ressens, mon oncle... Il est pourtant si évident. On ne peut connaitre le monde que si on se connait bien soi-même et que si on maîtrise un maximum qui on est.
Je ne suis pas sûr de mon passé, je ne suis pas sûr de mon futur et si le présent est à peu près certain pour l'instant, je n'ai pas cette sensation d'être accompli en étant tout ce que je devrais être.
J'ai bien appris la nature de la lune et l'ours, si tu veux dans les bosquets.
Mais ce n'est qu'un aspect de moi. Un aspect qui j'ai l'impression parfois m'empêche de me concentrer sur le pourquoi je suis comme ça et le comment maîtriser autre chose qui tient à la magie.
Je viens de passer un cap, mon oncle. Un nouveau cap.
Et je ne me sens pas le paladin d'un seul Dieu. Je me ressens paladin de la quête intérieure, d'un plus grand sens de la justice, d'une compréhension plus fine du sens des choses et de la lutte contre les ténèbres à la manière dont tu m'avais parlé : en servant les ménestrels. Plus infiltré, plus discret. Moins en étalage d'un seul et unique Dieu.
Je ne vois pas pourquoi, au stade où j'en suis, je ne servirai que Tyr en fait. Il y a plusieurs autres Dieux ou des causes bien plus humbles et mortels ou tout aussi grandes (sauver un royaume) qui mérite que mon poing, mes griffes, mon épée ou mon verbe puissent s'exprimer en leurs noms.
Je sens un appel vers ailleurs, mon oncle. Vers cette cité, vers un endroit où l'on pourrait continuer à être un champion de justice et un questeur de la vérité même si le pouvoir des Dieux était étouffé.
La voix du barde se remet à vibrer. Il chante des histoires, tellement d'histoires. Et la plupart ne seront que contes et légendes d'ici quelques années.
Oh dieu, ce que je voudrais avoir la force morale de servir sans me poser de questions, simplement.
Mais ne pas se poser de questions serait aller contre ma nature et ferait de moi un bien piètre serviteur de Tyr ou de tous les Dieux prêts à m'accueillir en leurs temples.
Je te laisse mon oncle, il faut que j'aille parler au mage de Dehontel... J'ai obtenu la possibilité, dans le jeu de carte merveilleuses qu'il possède d'avoir la réponse à chose parfaitement essentielle, voire un problème insoluble. Ca va au-delà d'un simple dilemme.
J'ai envie de tirer une autre carte. Une dernière. Avant de m'en aller, si je peux avoir le temps - j'ai un devoir envers mes compagnons après tout - vers ces portails que l'on voit parfois dans la nature et qui permettraient de voyager ailleurs.
Le monde est bien trop petit pour que je reste ici.
Le feu vient de doucement s'éteindre dans la cheminée. Je regarde ma main. Elle est un peu rouge... Je n'ai rien senti. Forcément.
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